Gilbert Sciboz

Au temps d’un récit :  

La première séance fut chamboulée, Gilbert nous demande à la dernière minute un changement de lieu. Il préfère être filmé à l’institut plutôt que chez lui. Il se sent plus à l’aise dans un des bureaux de l’école qu’il a fréquentée.

Son apparence est soignée. Il montre un empressement à parler. Soucieux de bien faire, il pose plusieurs questions quant au déroulement et ce qu’il peut dire tout en nuançant : « Quand même il faut parler des Sœurs et de leur comportement ». Pour le rassurer, je lui donne quelques exemples de thèmes dont il peut parler. Trop tard, la machine est lancée et la caméra pas encore installée !

Gilbert est touchant dans ses propos car il n’affiche ni haine ni rage. Il dit, énonce les faits et explique le déclic autour de ses 14 ans qui « estompe » un peu le passé, des souvenirs d’un enfant très timide, introverti, laissé pour compte et tributaire du très strict régime scolaire imposant soumission et obéissance. Entre les élèves règne une ambiance de concurrence partageant en clans ceux qui entendent un peu et ceux qui, surdité profonde oblige, végètent au dernier rang. Gilbert, petit garçon timoré annone, répète, imite comme s’il vivait au quotidien dans un théâtre de fortune : que ce soit la messe, le cours de français ou les mathématiques, il est l’abonné du tristement célèbre psittacisme très courant à l’époque. Ce ne sont pas les brimades ou les punitions qu’a endurées Gilbert qui me bouleversent le plus, mais l’absence de chaleur, d’humanité, le manque d’affection et la grande solitude de ce sixième enfant d’une fratrie de neuf. Seul enfant sourd de la famille, ses parents ont pensé qu’ils ne pourraient ou ne sauraient pas s’en occuper. Ils le confient, à 3 ans déjà, à l’institution. Gilbert me racontera qu’il y a eu comme un « no man’s land », un espace vide, une portion de sa vie sans la conscience d’être là, d’être quelqu’un. La survenue d’une méningite à un âge précoce l’aurait baigné d’une façon de vivre un peu différente des autres. Jusqu’à son adolescence, « être sourd » ne revêt pas de sens précis, c’est une condition qui ne veut rien dire. Il déambule dans l’institut, rentre chez lui à de rares occasions, sent, voit, perçoit mais il ne fait que peu de liens avec d’autres concepts. L’arrivée de son ami François Maurice Charrière provoquera une métamorphose chez lui : il va pouvoir mettre du sens sur son quotidien d’abord puis sur d’autres notions plus abstraites. C’est le début, l’ouverture à une autre vie, imprégnée du langage, les prémisses d’une langue signée, codée donnant accès à la communication. Il a 14 ans.

Je connais bien Gilbert, ses compétences dans le domaine technique ne sont plus à démontrer. Je reconnais son rire généreux, difficile à décrire mais si chaud et bienfaisant à entendre. Comment expliquer la construction de cette personnalité humainement très attachante, une vive intelligence pour toute nouveauté technologique face à une enfance lisse, vide, sans vraiment de figure d’attachement ? Une affaire de résilience.

Gilbert est le beau-père de Nicola Sciboz, femme dont j’ai recueilli le récit dans un livre bilingue, « Nicola, » paru en 2016. Et dans cet ouvrage, Gilbert était la cheville ouvrière des codes QR permettant de partager l’écrit avec des séquences filmées. Je le connais depuis longtemps et apprécie beaucoup son humour, sa bonhomie et sa jovialité. Sensible et attentionné, il a élevé deux enfants dont l’un est sourd, Fabrice, le mari de Nicola. Son attachement à la famille est indéfectible, tout comme les relations amicales qu’il entretient. J’ai pris conscience, tout au long de ce recueil, combien cet homme, curieux, avait dû apprendre en silence et en autodidacte les secrets de l’ « audio-visuel », principalement les technologies actuelles en vidéo et photos. Cette passion le tient depuis tout petit : contre l’avis des Sœurs qui prônaient la simplicité, il ne va pas se contenter de livres d’images en guise de cadeaux pour sa première communion, il demandera à sa marraine un appareil photo. C’est le début d’un passe-temps, d’une passion qui l’amèneront à figer les meilleurs moments de la communauté des sourds. Méticuleux, précis et pointilleux sur la qualité de l’image et du cadrage, il est digne de confiance ; ses talents dans ce domaine sont reconnus dans son entourage. Je mesure ses dons et sa capacité développés à l’aune des confidences qu’il m’a livrées simplement sur sa scolarité, celle-ci a pu s’apparenter à un « néant ». Jusqu’à son entrée dans l’adolescence, aux alentours de ses quatorze ans, les adultes l’ont considéré tel un perroquet : sans comprendre il a obéi et répété à longueur de journées, de semaines et de mois les prières, poésies et règles de grammaire. Que dire de cet enseignement ? Des paroles, des discours et un monde qui ne procureront du sens à Gilbert qu’au moment où François Maurice Charrière entrera dans sa vie : il s’ouvrira à la connaissance et ne s’arrêtera jamais.

Ce qui me reste de Gilbert après ces deux entretiens tient en un mot, admiration. Admiration face à cet homme heureux de qui il est et de ce qu’il a. Jamais, il n’a cherché à se venger ou à dénoncer son passé. Issu d’une modeste famille, il a creusé son chemin en travaillant, tout en sachant que la richesse ne se niche pas dans la vengeance ou l’égoïsme. Il le dit lui-même, ses origines simples de la campagne ont façonné un homme, muni de maigres moyens, déterminé à dévoiler une force d’un autre ordre, celle de l’authenticité et de la générosité. Dans sa profession de menuisier, il a été un ouvrier attentif aux autres, amoureux du travail bien fait et fier des pièces qu’il mesurait, coupait, limait et montait : des meubles solides comme sa verve. Compagnon de vie de Rose, Gilbert sait combien le soutien à ses proches est vital, son infinie patience adoucit les méandres des événements de parcours. Conscient qu’il n’a pas eu toute la connaissance dont bénéficiaient les entendants, il m’a confié très sincèrement que le plus difficile pour lui a été de se lancer dans sa vie d’adulte. « D’où viennent les enfants ?» demande-t-il un jour à sa maman, avant de quitter le nid. Elle l’emmène à l’écurie de leur ferme et lui explique naturellement la naissance des petits veaux. La nuit suivante, dans ses rêves, tout se bouscule, plus rien n’est très clair. Au petit matin, Gilbert retourne vers sa mère et s’enquiert : « est-ce que moi, aussi, je suis né de la vache ? »
Un témoignage touchant :  

Le recueil transcrit de la vidéo :

Le recueil transcrit étant très long, nous vous proposons de le télécharger au format PDF.

Gilbert Sciboz – Le recueil transcrit de la vidéo

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